POUR DJAMILA BOUPACHA
Simone de Beauvoir lance un appel en faveur de Djamila Boupacha, militante du FLN défendue par l’avocate Gisèle Halimi, à la veille de son procès.
CE qu'il y a de plus scandaleux dans le scandale c'est qu'on s'y habitue. Il semble pourtant impossible que l'opinion demeure indifférente à la tragédie qu'est en train de vivre une jeune fille de vingt-deux ans, Djamila Boupacha.
En septembre 1959 une bombe - qu'on désamorça avant qu'elle eût explosé - fut placée à la Brasserie des Facultés d'Alger. Cinq mois plus tard Djamila Boupacha fut arrêtée. Son procès va s'ouvrir le 17 juin ; aucun témoin ne l'a identifiée, il n'existe pas contre elle l'ombre d'une preuve. Pour établir sa culpabilité il fallait des aveux : on les a obtenus. Dans la plainte en séquestration et tortures qu'elle vient de déposer, Djamila les rétracte et elle décrit les conditions dans lesquelles elle les a passés. Un grand nombre de témoins dont elle cite les noms et les adresses sont prêts à confirmer les faits qu'elle rapporte. L'accusée et son avocat, Me Gisèle Halimi, réclament qu'une enquête les établisse officiellement avant l'ouverture du procès. (...)
Il n'est plus au pouvoir de personne d'effacer les sévices qui lui furent infligés ni ceux que subirent son père et son beau-frère, mais on peut encore enrayer la marche de l'injustice. On peut, on doit reculer le procès jusqu'à ce qu'on ait élucidé les circonstances dans lesquelles Djamila a parlé. Si nos dirigeants ne se décidaient pas à agir en ce sens, ils admettraient ouvertement que la justice n'est plus en Algérie qu'une parodie sinistre, contrairement à leurs déclarations publiques, ils consentiraient à ce que la torture soit systématiquement utilisée comme préalable à l'information judiciaire.
D'autres mesures s'imposent. Le père, le frère, le beau-frère de Djamila, sont internés, sa mère reçoit des visites menaçantes de militaires qui brisent chez elle portes et fenêtres ; ils sont en danger ; les témoins cités par Djamila et prêts à déposer en sa faveur risquent de " disparaître " comme tant d'autres ont disparu. Le gouvernement doit assurer efficacement leur protection.
Ce n'est pas tout ; jusqu'ici aucun tortionnaire n'a jamais été inquiété. Les hommes qui interrogèrent Djamila continueront-ils à mener paisiblement leurs atroces activités ? Il est temps de leur prouver que dans cette Algérie qu'ils disent française ils ne peuvent pas violer impunément les lois de la France. Le vieil Abdellaziz Boupacha, exténué et éperdu, a crié désespérément : " De Gaulle a interdit la torture ! - De Gaulle, répondit le capitaine qui dirigeait les opérations, qu'il fasse la loi chez lui ; ici, c'est nous les maîtres !" (2).
Si le gouvernement hésitait à sévir, il confirmerait ces arrogantes paroles, il avouerait avoir définitivement renoncé à se faire obéir par des militaires d'Alger, et abandonnerait l'Algérie à l'illégalité, à l'arbitraire, aux caprices sauvages de quelques enragés.
Par cette abdication c'est la France entière qu'ils trahiraient, c'est chacun de nous, c'est moi, c'est vous. Car, soit que nous les ayons choisis, soit que nous les subissions à contrecœur, nous nous trouvons bon gré mal gré solidaires de ceux qui nous gouvernent. Quand des dirigeants d'un pays acceptent que des crimes se commettent en son nom, tous les citoyens appartiennent à une nation criminelle. Consentirons-nous à ce que ce soit le nôtre ? L'affaire de Djamila Boupacha concerne tous les Français. Si le gouvernement atermoie c'est àl'opinion de faire pression sur lui, d'exiger impérieusement le renvoi du procès de Djamila, l'aboutissement de l'enquête qu'elle réclame, une sûre protection pour sa famille et ses amis, et pour ses bourreaux les rigueurs de la loi.
Le tribunal militaire de Bordeaux vient de relaxer en leur accordant le bénéfice du doute, le commandant du groupe mobile de sécurité Jean Biraud et ses cinq hommes, accusés d'avoir provoqué le décès du sergent Madanl Saïd ; à la suite de l'interrogatoire auquel ils le soumirent, Madani Saïd mourut, le poumon perforé par une côte