D’un pas lent, Jacques Monpoël, 90 ans, quitte son bureau de vote. Fatigué et malade, ce nonagénaire fêtera son anniversaire dans quelques jours. « Vivre vieux et seul, c’est très pénible. Je pense que ce sera mon dernier vote. » Jacques fait partie des rares votants de Roubaix. C’est en effet encore un triste record dont se serait bien passée la ville : au premier tour des régionales et départementales, la cité du textile n’a pas dépassé les 16 % de participation, pire score de la région des Hauts-de-France.
Pour cette commune de 91 186 habitants, dont 46 900 inscrits sur les listes électorales, le second tour risque de ne pas faire déplacer davantage d’électeurs. A midi, le taux de participation était de 7,73 %, quand il était de 12,11 % à l’échelle régionale et de 12,66 % à l’échelle nationale.
Devant l’école Voltaire, dans le quartier très populaire de l’Alma, l’ambiance est pourtant bonne dans le bureau 127. Le président du bureau, Michel Gacem, adjoint aux sports, a ramené les croissants pour motiver les assesseurs. « On va encore cataloguer Roubaix pour dire qu’on ne vote pas, regrette-t-il. Il y a pourtant pleins de talents ici, mais on parle plutôt des dealers. J’espère que les jeunes vont se déplacer cet après-midi. » Cette semaine encore, les clubs sportifs de la ville ont proposé des « sensibilisations pour aller voter », avance l’adjoint de Guillaume Delbar. Mais il compte surtout sur les parents pour motiver leurs enfants. « Ma fille est infirmière, explique-il, je lui ai envoyé un texto ce matin pour qu’elle n’oublie pas. »
Dans le bureau voisin, à midi, le taux de participation atteint à peine les 4 %. Avec 3,94 % de votants, soit 51 personnes sur 1 296 inscrits, le bureau 122 risque encore de décrocher le triste record d’abstention roubaisien. « C’était la fête des pères dimanche dernier, et puis, avec ce que l’on vient de traverser, les gens veulent vivre, se retrouver, estime Alain Merlin, le président du bureau. Beaucoup ont souffert et vont encore souffrir, on voit beaucoup de personnes perturbées. » Quelques lueurs d’espoir égayent pourtant le paysage roubaisien. Hier, une parade a été organisée dans les rues de l’Alma sur le thème des Jeux olympiques. « Ce n’était pas grand-chose, mais les gens étaient heureux de reprendre une vie normale, poursuit Alain Merlin. Il faut leur redonner un peu d’espoir. »
Assesseur, Karim Amrouni, ex-candidat aux municipales sans étiquette à Roubaix qui avait recueilli 43,8 % face au maire sortant, Guillaume Delbar (soutenu par LRM, LR et le MoDem), explique : « Le vrai problème, c’est l’éducation. Le modèle éducatif est à corriger. Il faut remettre les parents comme alpha et oméga du système éducatif. » Entré en politique en 2017, ce médecin de l’Alma ajoute : « Le second problème, c’est l’immédiateté des solutions. Les gens veulent des solutions tout de suite. Même quand ils viennent à mon cabinet, ils regardent leur montre. » Ce conseiller municipal d’opposition est inquiet pour la suite. « On nous annonce un quatrième confinement, mais les logements ne sont pas adaptés à cette crise. Comment rester chez soi et faire de la distanciation sociale quand les gens n’ont déjà pas assez de chambres pour séparer chacun de leurs enfants ? »
Dans le bureau 122, assesseurs, votants et président de bureau évoquent chacun à leur manière cette crise du Covid qui a détricoté le lien social. « Est-ce qu’il y a encore du sens de voter et d’être solidaires dans une société de plus en plus individualiste où on essaye déjà de se soucier des siens ? », demande le docteur Amrouni.
« Je comprends les abstentionnistes, mais pour pouvoir râler sur la politique nationale ou locale, il faut s’exprimer et voter », estime Rabah Saïdi, Franco-Algérien de 75 ans, ancien délégué CFDT qui vient de glisser un bulletin dans l’urne.
Devant l’école Voltaire, des Roubaisiens passent sans même jeter un regard aux affiches des derniers candidats aux départementales et régionales collées sur les panneaux électoraux. Cartouches de protoxyde d’azote et ballons jonchent le sol, non loin de canettes de bières et autres déchets. A quelques mètres de là, rue de l’Alma, de vieux Algériens refont le monde au coin de la rue. « On n’a pas le droit de voter, regrettent-ils. On n’est pas français. » Devant l’épicerie Aux fruits de la passion, Kenza, 32 ans, ne savait même pas que l’on votait aujourd’hui. « C’est déjà bien quand on reçoit notre propre courrier dans nos boîtes aux lettres, alors les papiers des élections… ! dit la jeune femme d’origine algérienne. Ça fait dix ans que je vis à Roubaix, mais je veux partir d’ici. Rien ne change. »
L’épicier se marre. « Dalida chantait “Des mots, rien que des mots !” Les gens ne croient plus en la politique française, lance Kadour, 57 ans, dont le père venu d’Algérie a créé cette épicerie de la rue de l’Alma il y a quarante ans. Et vous pensez que les politiques montrent l’exemple ? Ils sont dans leur petit monde de bobos. » Un monde bien décalé de cette réalité où Angélique, 40 ans, tente de survivre avec ses deux enfants de 3 et 5 ans. « Je ne suis pas allée voter, dit-elle en choisissant quelques légumes. J’en ai marre, je suis hyper en colère, alors je ferme ma bouche. » En chômage partiel pendant plusieurs mois, elle a perdu du pouvoir d’achat et s’est retrouvée sans électricité : « Personne ne m’a aidée, alors stop. Je garde juste le sourire, car ça, personne ne peut me le voler. »
Laurie Moniez Lille, correspondante, Le Monde, 27 juin 2021.