Marine Le Pen frôle les 40 % dans certaines communes de Moselle. Dans d’autres secteurs de cet ancien bassin industriel, c’est Jean-Luc Mélenchon qui vire en tête. Les électeurs disent leur « ras-le-bol ».
Manifestation des ouvriers de l’acier, à Hayange (Moselle), le 23 novembre 2018. SÉBASTIEN BOZON / AFP
« Bienvenue à Hayange. Ici bat le cœur de la vallée », peut-on lire sur le panneau à l’entrée de la ville. La vallée, c’est celle de la Fensch, chantée par Bernard Lavilliers puis romancée par Nicolas Mathieu dans Leurs enfants après eux (Actes Sud), prix Goncourt 2018. Dans le paysage mosellan, on lit à la fois la prospérité du passé et les difficultés du présent. Il y a les hauts fourneaux, ces monstres d’acier désormais en sommeil, les façades noircies par la pollution et les locaux commerciaux vides.
Hayange est aux mains du Rassemblement national (RN) depuis 2014. Au premier tour, elle a voté pour Marine Le Pen à 38,62 %. Emmanuel Macron n’arrive qu’en troisième position avec 20,16 %. Les autres communes ont fait de même. Marine Le Pen arrive en tête à Florange, Knutange, Algrange ou encore Nilvange. Partout, Jean-Luc Mélenchon est en seconde position. Partout, l’abstention est massive, comprise entre 33 % et 40 %. Le 10 avril, plus encore qu’en 2017, les électeurs de la vallée de la Fensch ont voulu exprimer un ras-le-bol, « pour faire péter le système », résume Dominique Pietrangeli.
En ce lundi de Pâques, le retraité parle politique au comptoir du Café de la poste, à Hayange. « Au départ, c’était uniquement un vote de colère, admet-il. Mais, aujourd’hui, j’adhère à une bonne partie des idées de Le Pen. » Cela fait bien longtemps que le vote RN n’est plus tabou dans cette vallée pourtant peuplée de fils et petits-fils d’immigrés. « Moi-même, je suis italien, explique M. Pietrangeli. Quand j’ai dit à ma sœur que je votais Le Pen, elle a menacé de me tuer. Depuis, elle a compris. Regardez autour de vous, tous ces gens qui ne bossent pas et qui profitent des aides. Faut que ça s’arrête ! »
La vallée de la Fensch ne colle pourtant pas exactement à la caricature que certains veulent en faire. Certes, l’activité industrielle ne ressemble en rien à ce qu’elle a pu être du temps de la splendeur du « Texas français », surnom donné à la Lorraine dans les années 1960. Mais il y a encore des usines qui investissent dans la vallée : ArcelorMittal, ThyssenKrupp, Saarstahl… « Du travail, il y en a. Mais les emplois industriels sont de plus en plus qualifiés et donc inaccessibles aux personnes non diplômées qui vivent dans nos quartiers, regrette Michel Liebgott (Parti socialiste), le président de la communauté d’agglomération du Val de Fensch. Tout semble aller trop vite pour elles. Il y a un sentiment de déclassement. »
Il y a surtout la proximité du Luxembourg, aspirateur à travailleurs frontaliers. Le viaduc autoroutier qui surplombe Hayange y mène tout droit. A quelques kilomètres de là, dans l’agglomération thionvilloise, les prix de l’immobilier ont explosé et les lotissements cossus ont poussé comme des champignons. Là-bas, on a voté Macron. « Je crois que l’on peut véritablement parler de fracture territoriale, confirme le président de l’Institut de la grande région, Roger Cayzelle. La vallée de la Fensch semble bloquée psychologiquement dans l’effondrement de la sidérurgie. »
Le sud de la vallée a longtemps été un bastion du Parti socialiste, alors que l’on votait plutôt communiste dans au nord. Si le RN a capté une bonne partie de cet héritage, les derniers électeurs de gauche se rassemblent aujourd’hui derrière le vote Mélenchon. Soit par calcul politique, soit par rancœur à l’égard du bilan de François Hollande. Car le traumatisme de Florange pèse encore lourd dans les esprits. Philippe Tarillon en sait quelque chose. Maire socialiste de Florange jusqu’en 2014, il a été la première victime du « dégagisme » qui semble animer les électeurs de la vallée depuis : « Il y a eu un sentiment de trahison, même si François Hollande n’a jamais promis de rallumer les hauts fourneaux, soupire-t-il. Sans doute les réponses qui ont été apportées n’ont-elles pas été à la hauteur du choc. »
Un sentiment d’abandon que de nombreux électeurs ont exprimé en choisissant l’abstention au premier tour. A Knutange, la participation n’a pas dépassé les 60 %, treize points de moins qu’à l’échelle nationale. « Tout a fermé ici, explique Wardi, un abstentionniste. Les usines, les services publics, les médecins… Personne n’écoute nos problèmes. » Alors dimanche 24 avril, il hésite à voter Le Pen, « pour essayer ».
Anthony Villeneuve(correspondant à Metz), Le Monde, 19 avril 2022.