Les mécanismes de rupture du lien social
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Cyberharcèlement : « L’univers virtuel et celui de l’école sont désormais liés »

L’universitaire Catherine Blaya, qui participe à des études sur le cyberharcèlement et le harcèlement, estime, dans un entretien au « Monde », que l’école a beaucoup progressé en matière de prévention et de sensibilisation.

Catherine Blaya est professeure en sciences de l’éducation à l’université Côte d’Azur. Elle dirige les travaux de recherches en France dans le cadre du groupe EU Kids Online et participe à de nombreux projets d’études sur le cyberharcèlement et le harcèlement.

Alors que ces problématiques s’invitent, régulièrement, dans le débat public, l’universitaire appelle à ne pas noircir la situation et chiffre à 5 % la part de jeunes en ayant déjà été victimes.

Le cyberharcèlement s’est de nouveau invité dans le débat public après des menaces et des insultes ciblant les élèves nés en 2010. Un harcèlement à coups de mots-dièses, est-ce nouveau ?

C’est, en tout cas, la première fois que j’ai connaissance de jeunes se saisissant d’un hashtag pour lancer un mouvement contre d’autres jeunes. Un usage inspiré de ce que font les activistes. Mais je n’ai pas de recul – et pas de remontées – pour en mesurer les effets. A ce stade, je n’ai pas connaissance de jeunes victimisés dans ce cadre.

Sait-on combien de jeunes sont victimes de cyberharcèlement, une violence qui s’exerce en grande partie à distance ?

Il n’y a pas de consensus entre chercheurs à ce sujet. Une des causes est que tous les chercheurs qui se sont penchés sur ces phénomènes – et ils sont nombreux – n’en ont pas la même définition. Pour certains, nous sommes face à du cyberharcèlement dès lors qu’un jeune subit trois agressions par an. J’en reste, pour ma part, à la mesure d’une agression par semaine, durant au moins un mois. Il est important de différencier cyberviolence et cyberharcèlement : les jeunes victimes à répétition ont une perception bien plus négative de la vie dans leur établissement scolaire que ceux qui n’ont été victimes qu’une fois.

Selon la dernière enquête EU Kids Online, menée en 2018 par mes soins en France, 5 % des jeunes de 9 à 17 ans ont déjà subi du cyberharcèlement. Je n’ai pas constaté d’augmentation par rapport à l’enquête de 2010. Ces résultats sont dans la moyenne des pays européens participants.

Et, depuis, pas d’augmentation ? On a beaucoup entendu dire que la crise sanitaire et le confinement avaient aggravé la situation…

Le confinement a représenté un temps à part pour la jeunesse. Le risque d’agresser et celui d’être victime sont associés au temps passé en ligne. Des associations ont fait état d’une hausse des signalements de l’ordre de 40 %. Mais ce chiffre est à prendre avec précaution : faut-il y voir une augmentation des comportements violents ou une meilleure connaissance des voies et recours pour les dénoncer ? Je pense que la réponse se situe entre les deux.

Gardons en tête que le cyberharcèlement, dans sa forme ordinaire, quoique violent, n’aboutit qu’exceptionnellement à des situations aussi graves que celles relayées dans les médias. Ne diabolisons pas Internet, ne diabolisons pas nos jeunes : les recherches européennes ont montré que les pays où il y a le plus de violence sur les réseaux sociaux sont aussi ceux où il y a le plus de violence dans la société. Le fond du problème est là. Quand on parle avec ces milliers d’adolescents qui vivent connectés, on voit bien qu’ils savent aussi faire un bon usage de ces outils, être imaginatifs et innovants.

Faut-il voir le harcèlement en milieu scolaire et le cyberharcèlement comme deux phénomènes liés ?

Il y a bien une corrélation entre le harcèlement à l’école et le cyberharcèlement ; la violence en milieu scolaire se prolonge de plus en plus souvent en ligne et réciproquement. J’ai en tête l’exemple d’une jeune fille entrée en internat victimisée par ses camarades de chambre. Le lynchage s’est poursuivi sur Instagram. Et le changement d’établissement de cette jeune fille n’a malheureusement pas amélioré sa situation : l’une des agresseuses y a trouvé des relais et a continué à diffuser de fausses informations sur les réseaux sociaux.

Le lien existe aussi dans l’autre sens : des chefs d’établissement m’ont fait part de difficultés entre élèves au retour des vacances. Dans des quartiers très « territorialisés », des élèves qui ne se croisent pas dans la vie de tous les jours ont noué des conflits sur Internet qui ont rebondi, dans le quotidien de l’école, au retour des congés. L’univers virtuel et celui de l’école sont désormais liés.

Ce ne sont souvent pas des jeunes, mais un jeune – ou plutôt une jeune – qui est visé. Les filles semblent plus victimisées. Est-ce aussi ce que vous observez ?

Les résultats des recherches existantes ne font pas consensus sur une victimation plus importante des filles. De plus, cela dépend des formes de cyberviolence. C’est un fait : les agressions à caractère sexiste, sexuel ciblent plus fréquemment les filles. En revanche, en matière d’ostracisme par exemple, ce sont les garçons qui, en ligne, sont plus souvent visés. L’explication est à rechercher dans leur façon de jouer en réseau : quand on n’est pas « au niveau », ou « pas assez performant », l’exclusion est la règle.

Si l’on parle de victimation en général, un sexe n’est pas plus exposé qu’un autre ; il en est de même quand on observe les catégories socio-économiques impliquées : si je caricature, que l’on soit riche ou pauvre, on peut être impliqué dans des faits de cyberharcèlement. On pose facilement notre regard sur certaines catégories sociales, les « jeunes des quartiers »… Or, du point de vue de la recherche, il n’y a pas de différences significatives en matière de prévalence du phénomène.

Que peut l’école, alors même que cela se joue très souvent en dehors de la classe – tout en impliquant tout (ou partie) de la classe ?

Je ne fais pas partie de ceux qui pensent qu’on en demande trop à l’école : elle est responsable des faits qui impliquent ses élèves – même quand ils n’ont pas lieu dans ses murs. L’école a beaucoup progressé et fait déjà beaucoup – en matière de prévention et de sensibilisation notamment – pour endiguer le cyberharcèlement. L’éducation aux bons usages numériques en est l’un des volets. Mais, quoi qu’on fasse, les jeunes auront toujours, en la matière, un temps d’avance sur le monde adulte. C’est pour cela qu’il faut questionner et travailler sur les valeurs qui traversent non seulement l’école, mais toute la société.

La jeunesse française est-elle plus exposée qu’une autre ?

Cela ne se voit pas dans les études européennes. La moyenne se situe autour de 5 % à 6 % d’enfants victimes de cyberharcèlement. La jeunesse française ne semble pas faire « pire ».

Existe-t-il à l’étranger des « bonnes pratiques » dont la France pourrait s’inspirer ?

On peut trouver, à l’étranger, beaucoup de pistes à explorer. En Allemagne, en Espagne, des programmes ont œuvré en parallèle contre le harcèlement scolaire et contre le cyberharcèlement, avec des résultats évalués très positivement. Les interventions ciblées qui donnent les meilleurs résultats sont celles qui impliquent les élèves et leurs familles, de manière active. Y compris les élèves agresseurs, dont on sait que, très souvent – dans 40 % des cas –, ils sont aussi des victimes. Les rôles ne sont jamais figés.

Est-ce le parti pris dans nos écoles ?

En France, on mise sur des programmes clés en main, déclinables dans toutes les académies. Je me méfie de cette façon de penser la lutte contre la violence entre jeunes, car cette violence est toujours contextualisée. Elle émerge dans un lieu, elle dépend de la culture de l’établissement, du bassin où elle s’est diffusée, de circonstances particulières… A mes yeux, une « recette » qui pourrait fonctionner partout, ça n’existe pas. Même les bonnes pratiques des pays scandinaves ont montré leurs limites quand on les applique hors sol.

La prise pour cible de collégiens de 6e nés en 2010 a aussi mis en lumière l’équipement de plus en plus tôt d’enfants en smartphones. Et la présence de plus en plus précoce de ces mêmes enfants sur des réseaux sociaux. La responsabilité n’est-elle pas, alors, celle des parents ?

On met dans les mains de nos jeunes des outils que nous-mêmes avons du mal à contrôler, c’est un fait. Et les lois en vigueur – qui interdisent les réseaux sociaux avant l’âge de 13 à 15 ans – sont contournées, on le sait aussi. Les adolescents sont très forts pour mettre sous pression leurs parents, notamment lors du passage du CM2 à la 6e. Beaucoup finissent par céder : ils y voient un moyen d’obtenir la paix familiale – à défaut de la paix sociale.

Actons pourtant que les jeunes ne peuvent pas, à cet âge, avoir les compétences sociales nécessaires pour gérer le poids du groupe. Aux agressions verbales, aux insultes, ils surenchérissent, et répondent sur le même ton ; pour eux, cela revient à prouver qu’ils ne sont plus des bébés.

Ce sont des données que les familles doivent connaître : si la cyberviolence est plus répandue au collège, le cyberharcèlement est, lui, plus important à l’école primaire. Plus on est jeune, plus on est susceptible d’en être victime ; c’est le cas de 14 % des écoliers du CE2 au CM2 que j’ai interrogés en 2015.

La responsabilité est aussi celle des plates-formes…

Certainement, et il faut améliorer et intensifier la modération. On a gagné en efficacité dans le signalement des contenus problématiques. L’association e-Enfance, par exemple, réussit à faire retirer des contenus violents en « une » ou deux heures. Ne voyons pas le verre qu’à moitié vide !

Comment concilier respect de la vie privée des adolescents, liberté d’expression et nécessaire protection de ces mêmes ados ?

Je n’ai pas la recette. Nos jeunes sont de plus en plus enfermés dans des lieux clos, dans leurs établissements, dans les transports, dans des activités périscolaires et extrascolaires… Les parents savent où ils sont, et avec qui, à l’heure près. Ils n’ont plus la latitude qu’avaient les générations d’avant, celle de jouer dans la rue, à l’air libre, de rencontrer d’autres jeunes… Non, désormais, le temps de socialisation entre jeunes en dehors du regard des adultes s’est réduit. Or, les adolescents ont besoin d’interagir sans supervision parentale. Aux adultes de savoir les protéger tout en lâchant prise… au moins un peu.

Mattea Battaglia, Le Monde, 4 octobre 2021.
Cyberharcèlement : « L’univers virtuel et celui de l’école sont désormais liés »
L’universitaire Catherine Blaya, qui participe à des études sur le cyberharcèlement et le harcèlement, estime, dans un entretien au « Monde », que l’école a beaucoup progressé en matière de prévention et de sensibilisation.
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Le cyberharcèlement, un nouvel enjeu social | Lelivrescolaire.fr
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