Union européenne : la vivifiante leçon de géopolitique de Josep Borrell
Le haut représentant de l’UE a profité de la semaine des ambassadeurs européens à Bruxelles pour donner sa vision du monde.
Sur le fond, le haut représentant de l’Union européenne a donné une master class de géopolitique des défis auxquels l’Europe fait face. Il a déroulé son analyse d’un continent pris dans une « radicale incertitude » et aujourd’hui par trop dépendant des puissances américaine, chinoise et… russe. « Nous avons découplé les sources de notre prospérité des sources de notre sécurité », a-t-il déclaré, citant l’analyse du chercheur Olivier Schmidt, professeur du centre d’études de guerre de l’université du Danemark du Sud.
Rappelant comment l’UE a construit sa richesse et son développement récent sur un prix de l’énergie – issue le plus souvent de Russie – très faible et sur le commerce – exportations de machines et importations de bien à bas prix – avec la Chine. « Je pense que les travailleurs chinois, et leurs salaires bas, ont fait plus pour contenir l’inflation que toutes les actions des banques centrales » mondiales…
La guerre en Ukraine remet bien sûr en cause les liens de dépendance avec la Russie, comme l’Europe le vit déjà en voyant les prix de l’énergie exploser. Après la crise due au Covid-19 et la reconduction pour un troisième mandat de Xi Jinping, les liens avec la Chine se distendent également fortement. « Les ajustements seront très durs », prédit-il.
D’un autre côté, l’Europe a confié sa sécurité aux Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ne souhaitant pas développer ses propres instances ou sa propre autonomie stratégique, comme l’assène continuellement Emmanuel Macron. Aujourd’hui, « nous avons une relation et une coopération fantastique » avec les Etats-Unis. Mais demain ? Si Donald Trump ou un autre revenait ? Conclusion : « Il nous faut assumer plus de responsabilités. »[...]
le diplomate déplore, comme tous ses prédécesseurs, la difficulté et la complexité de l’organisation de la politique extérieure de l’Union, qui dépend à la fois de la Commission et des Etats membres. « Certainement, nous devons relier les politiques nationales et la politique communautaire, explique-t-il, mais nous avons encore beaucoup à faire pour apparaître comme un pouvoir, quelqu’un qui agit au nom de l’ensemble de l’Union. »
Et pourtant, sur le fond, la situation mondiale dérape partout, avec le retour de « la guerre des Etats », sous forme souvent hybride. « Aujourd’hui, tout est utilisé comme une arme, affirme-t-il. Tout : l’énergie, les investissements, l’information, les flux migratoires, les données… Il y a une bataille globale pour accéder à des domaines stratégiques : le cyber, le maritime ou l’espace. »
Et la seule défense du savoir-faire bruxellois, du compromis et de la défense des principes démocratiques n’est plus suffisante.
« Je pense que de plus en plus le reste du monde n’est pas prêt à suivre l’exportation de notre modèle, assure-t-il.
Nous devons mieux écouter les autres (…).
Nous pensons savoir mieux ce que sont les intérêts des autres peuples. » Or, ce qui mène le monde n’est plus seulement l’économie, comme ces cinquante dernières années, mais les « identités », dit-il. « De plus en plus, des identités s’élèvent, souhaitent être reconnues et acceptées. Elles sont non solubles dans une approche de l’“Occident”. »
Dans cette marche actuelle d’un monde multipolaire, malgré l’émergence de deux superpuissances antagonistes, la Chine et les Etats-Unis, et de la bataille entre les modèles démocratiques et autoritaires, le Vieux Continent doit tout de même défendre, sans imposer donc, sa voix : « Nous devons expliquer le lien entre la liberté politique et une meilleure vie. Notre combat est d’expliquer que la démocratie, la liberté, la liberté politique, n’est pas quelque chose que l’on peut échanger contre une économie prospère ou une cohésion sociale. Ces choses vont toutes ensemble. Le risque, sinon, est que notre modèle périsse et ne soit pas capable de survivre dans ce monde. »
Par Philippe Jacqué(Bruxelles, bureau européen) Publié le 14 octobre 2022 Le Monde'