Comment le 11 Septembre a-t-il aveuglé la politique étrangère américaine ?
Après les attentats de 2001, la politique étrangère est devenue la priorité numéro un du gouvernement américain. Face au terrorisme, les États-Unis ont voulu apporter une réponse globale et militaire. Quitte à se détourner de certaines réalités.
"Le 11 Septembre a tout changé. Il a changé la façon dont nous réfléchissons aux menaces pesant sur les États-Unis. Il a changé notre conscience de notre vulnérabilité. Il a changé le type de stratégie de sécurité nationale dont nous avons besoin pour garantir la sûreté et la sécurité du peuple américain."
Vice-président au moment de l’effondrement des tours jumelles le 11 septembre 2021, Dick Cheney a rapidement pris conscience des bouleversements entraînés par cette attaque historique sur le sol américain.
Pour les comprendre, il faut remonter un temps le fil de l’histoire. "Depuis la fin de la guerre froide, les dirigeants de la politique extérieure américaine étaient écartelés entre deux pulsions", explique à La Nouvelle République l’historien Pierre Melandri, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la politique étrangère américaine (1).
La première tient dans la conviction que leur puissance est sans égale et "que la chute de l’URSS a consacré leur modèle de démocratie de marché", rappelle l’historien.
La deuxième relève du "syndrome vietnamien" : "C’est la hantise de se faire happer dans des interventions dont la guerre du Vietnam avait illustré les dangers", détaille Pierre Mélandri, en faisant référence au coût humain et politique de cette guerre devenue impopulaire.
Point d’équilibre entre ces deux pulsions, Bill Clinton avait mené "une politique un peu hybride" en s’efforçant de "substituer des interventions exclusivement conduites par les airs à des engagements au sol potentiellement meurtriers". Comme pour la guerre du Kosovo (1998-1999).
11 Septembre : le grand bouleversement
"Ce que le 11 Septembre fait, c’est pulvériser tout cela. La peur quasi-panique que les attentats ont provoqué, tant dans l’opinion que chez les élites, a libéré l’hybris (la démesure) que la chute de l’URSS avait instillée et que le syndrôme vietnamien avait bridée", analyse Pierre Melandri.
En effet, la politique étrangère devient la priorité numéro 1 du gouvernement du 43e président des États-Unis George W. Bush. L’historien poursuit : "D’emblée, Bush qualifie ce qui était avant tout des crimes abominables d’actes de guerre et met l’accent sur une réponse globale et militaire." C’est le début de la "guerre globale" et préventive contre le terrorisme.
George W. Bush dira en juin 2002 : "Nous devons porter la bataille chez l’ennemi et faire face aux pires menaces avant qu’elles n’émergent." Sans oublier la volonté, affichée à l’époque, d’y diffuser l’économie de marché et la démocratie à l’occidentale.
L'avènement des "gendarmes du monde"
Et voilà les États-Unis transformés en une sorte de "gendarmes du monde" habilités à définir le bien et le mal à l’échelle du monde entier. Ou en tout cas à faire des idéaux de l’Amérique ceux de l’humanité toute entière. Bush dira notamment : "La liberté que nous chérissons n’est pas le cadeau de l’Amérique au monde mais le don de Dieu à l’humanité."
À peine un mois après le 11 Septembre, l’intervention en Afghanistan est donc lancée. Si elle commence par un succès rapide avec la prise de Kaboul des mains des talibans, très vite la fuite de Ben Laden, le double-jeu du Pakistan et l’emprise de seigneurs de la guerre locaux limitent son impact.
Deux ans plus tard, en 2003, l’intervention en Irak est elle aussi lancée, sans l’aval du conseil de sécurité de l’Onu et sous un motif fallacieux (les supposées armes de destruction massive).
"Les Américains ont très vite découvert, comme Dominique de Villepin leur avait rappelé (lors de son discours à l’Onu s’opposant à cette intervention) qu’après avoir gagné la guerre il faudrait gagner la paix", tient à préciser Pierre Melandri. Ainsi, dès mai 2004, l’administrateur provisoire de la coalition en Irak Paul Bremer dit à Condoleezza Rice (conseillère à la sécurité nationale de 2001 à 2005) : "Les États-Unis sont devenus la pire de toutes les choses : un occupant inefficace."
L’historien Pierre Melandri résume : "On est donc passé d’une politique réfléchissant aux limites de ses moyens à une politique ne voyant plus de limites à ce qu’elle pouvait réaliser."
Une politique aux coûts exorbitants
Pour quels résultats ? Certes, le pays n’a pas connu d’autre 11 Septembre, mais cette politique a eu un coût extraordinairement élevé. "Un coût humain : les milliers de morts américains, les dizaines de milliers de morts afghans et les centaines de milliers de morts irakiens… Et un coût financier : les milliers de milliards de dollars américains", détaille Pierre Melandri.
Sans oublier le coût idéologique et politique. L’historien précise : "Les images de la prison d’Abou Ghraib et les révélations sur la torture ont sapé l’image des États-Unis comme champions des libertés et l’unilatéralisme forcené qu’ils se sont crus en droit de pratiquer a pulvérisé le réflexe très fort de sympathie que le 11 Septembre avait créé chez leurs alliés."
Mais surtout, à l’échelle de la planète, "la guerre contre le terrorisme a détourné leur attention de ce qui était le phénomène le plus important de ces années : l’ascension de la Chine", rappelle l’historien. Car 2001 c’est aussi l’année de l’entrée de la Chine à l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
Le 11 Septembre a tourné à une "forme d’obsession qui les a détournés de certaines réalités qui ont eu leur revanche", récapitule Pierre Melandri.
Voilà pourquoi, dès le milieu des années 2000, "George W. Bush a commencé à infléchir cette politique étrangère et pourquoi, dans la foulée de la crise financière de 2008 et de la prise de conscience toujours plus grande de l’ascension de la Chine, le président Obama l'a profondément réorientée".
Il plaide alors pour l’action diplomatique plutôt que le recours à la force armée. Il esquisse trois inflexions capitales, détaille l’historien. "Il ne cache pas son intention de mettre un terme à ces guerres, affiche sa détermination à répondre au défi de l’ascension de la Chine (c’est le pivot vers l’Asie annoncé en 2011) et rappelle qu’historiquement la politique étrangère américaine s’est toujours voulue une auxillaire de l’épanouissement de l’expérience nationale."
Ce qui fait dire à l’historien que la présidence Obama "apparaît comme le début de la fin de l’ère que le 11-Septembre avait inauguré".
La présidence Trump porte ensuite ces inflexions à leur paroxysme, avec son "America first" (l’Amérique d’abord) qui proclame sa détermination à toujours faire passer les intérêts nationaux en premier et "à faire de l’unilatéralisme l’étoile polaire de sa politique étrangère".
"Face à la montée en puissance de la Chine, il érige la compétition entre grandes puissances en nouveau paradigme de la politique étrangère américaine" et relègue ainsi la lutte contre le terrorisme au second plan.
Dès 2020, le nouveau président Joe Biden fait en quelque sorte la synthèse entre l’approche d’Obama et celle de Trump. Il adhère notamment à la nouvelle hiérarchie des menaces que Trump avait entériné. Pour justifier le retrait d’Afghanistan, il dira : "Il n’y a rien que la Chine ou la Russie ne voudraient davantage dans cette compétition que voir les États-Unis s’enliser une autre décennie en Afghanistan."
Pierre Melandri récapitule : "Le renversement des priorités, esquissé par Obama et ancré par Trump, est désormais érigé en règle d’or par Biden." La parenthèse de guerre globale contre le terrorisme est refermée. Définitivement ?
(1) Dont "Histoire des États-Unis depuis 1865" (Nathan), "La Politique extérieure des États-Unis de 1945 à nos jours" (Puf) et "Le Siècle américain, une histoire" (Perrin).
NOUVELLE REPUBLIQUE Ambre PHILOUZE-ROUSSEAU
Publié le 11/09/2021