Langue importante de la recherche, soutenue par un riche réseau de revues, le français a de nombreux atouts à faire valoir pour conserver une place de choix au sein du monde universitaire, estiment, dans une tribune au « Monde », Frédéric Mérand et Jean-Frédéric Légaré-Tremblay, de l’université de Montréal.
« Il faut renverser ce mythe selon lequel la langue française est davantage un obstacle qu’une force d’attraction ».Tribune. L’anglicisation du monde universitaire est en marche. C’était déjà le cas dans le domaine de la recherche. Depuis quelques années, les universités françaises, belges et suisses se tournent vers l’enseignement en anglais, surtout aux cycles supérieurs. Elles se donnent aussi des raisons sociales anglaises qui ne manquent pas de faire sourire les Québécois.
Dans un monde où l’anglais est devenu la lingua franca, cette évolution est-elle souhaitable ? Inévitable ? Au contraire : il est possible et même stratégique de continuer à faire vivre le français à l’université.
Les universités québécoises francophones en font la preuve tous les jours en attirant des étudiants et des professeurs de partout dans le monde pour étudier et travailler en français, ce qui ne nie pas que la tentation de l’anglais s’y fait aussi de plus en plus sentir.
Voilà pourquoi Québécois et Européens, de concert avec le reste de la francophonie, doivent déployer de réels efforts pour soutenir le français à l’université.
Commençons par écarter une objection facile. Evidemment, nous ne pensons pas qu’il soit possible de faire des recherches, de former les étudiants ou de rayonner en français seulement. Dans notre université, nous accueillons à l’occasion des chercheurs qui s’expriment en anglais. Dans les congrès scientifiques et à travers nos propres publications, nous intervenons volontiers dans la langue qui sera comprise par le plus grand nombre.
Qu’ils se destinent à la recherche, à la fonction publique, au journalisme ou au monde des affaires, nos étudiants devront être bilingues. Il est impossible aujourd’hui d’avoir accès aux grands débats, découvertes et marchés de ce monde sans une solide connaissance de l’anglais. Et, devrait-on les y encourager, d’autres langues encore. Pourtant, il y a de bonnes raisons de s’assurer que le français conserve une place de choix dans la communauté universitaire.
D’abord, le français demeure une langue importante de la recherche, surtout en sciences humaines. Certains des auteurs les plus cités à l’échelle internationale, comme Simone Weil (1909-1943) ou Thomas Piketty, auraient produit une œuvre tout à fait différente s’ils l’avaient pensée dans leur langue seconde.
La langue n’est pas un simple outil de communication. Elle charrie avec elle des concepts, des idées et des courants de pensée. Penser dans une langue, c’est penser d’une façon singulière. C’est vrai pour le français comme pour les autres langues.
Par ailleurs, le Québec, la France, la Belgique et la Suisse soutiennent un réseau de revues scientifiques et de presses universitaires de très haut niveau qui publient l’essentiel des travaux en français. Ceux-ci sont largement diffusés sur des plates-formes comme Erudit ou Cairn. Il ne faut pas oublier les rencontres qui, comme le Congrès des associations francophones de science politique, permettent d’échanger dans un cadre international en français.
Ensuite, il faut renverser ce mythe selon lequel la langue française est davantage un obstacle qu’une force d’attraction. Avec ses 300 millions de locuteurs, le français est une véritable langue internationale : la cinquième la plus parlée dans le monde, la deuxième la plus apprise après l’anglais et au même rang mondial quant à son importance politique, puisqu’elle a statut de langue officielle ou co-officielle dans cinquante-sept Etats répartis dans vingt-neuf pays.
Outre les pays francophones, il existe un bassin considérable d’élèves issus des lycées internationaux et des écoles bilingues. Une institution francophone qui se tourne vers l’anglais attirera peut-être de nouvelles « clientèles », mais elle trahira aussi sa position de deuxième rang, de produit dérivé face aux prestigieuses universités anglophones qui étaient probablement le premier choix de ces « clients ». Que faire ?
Récemment, les ministres français Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’Etat chargé du tourisme, des Français de l’étranger et de la francophonie, et Clément Beaune, secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes, ont annoncé vouloir profiter de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, de janvier à juin 2022, pour revaloriser l’usage du français (et des autres langues) face à un anglais devenu omniprésent à Bruxelles. Sans surprise, cette annonce a suscité son lot de scepticisme et de railleries.
Comme eux, nous croyons pourtant que la première chose à faire, en diplomatie comme à l’université, est de ne pas céder à la mode. A l’instar du slogan des Jeux olympiques de Paris 2024, nombre d’institutions d’Europe francophone se sont déjà donné des raisons sociales anglaises ces dernières années. Il n’est pas certain qu’elles ont gagné en rayonnement ce qu’elles ont perdu en cachet.
Sans prétendre à un universalisme de mauvais aloi, la moindre des choses est de se présenter et de s’exprimer en français aussi souvent que possible dans les milieux où cette langue est largement comprise. Malheureusement, c’est de moins en moins la norme aujourd’hui. Il s’agit d’un vieux combat, certes, mais depuis quelques années, la question de la diversité pose un défi nouveau. Pour certains, et on les comprend, le français est une langue à peine moins impérialiste que l’anglais.
Face à des demandes légitimes de diversité et de compréhension mutuelle, la souplesse, le pragmatisme et la valorisation institutionnelle de toutes les formes d’expression sont de mise. Mais on ne devrait pas accepter que les langues autres que l’anglais soient livrées à une concurrence entre elles, dans un jeu à somme nulle qui aboutira fatalement à l’unilinguisme anglais – c’est-à-dire à moins de diversité.
Enfin, il est impératif de renforcer la qualité de la recherche et de la formation en français. Produire un savoir et des étudiants francophones médiocres n’aurait pas beaucoup d’intérêt, on en conviendra. D’où l’importance de soutenir l’excellence universitaire en français, compatible avec l’ouverture au monde.
Frédéric Mérand est directeur scientifique du Centre d’études et de recherches internationales de l’université de Montréal. Jean-Frédéric Légaré-Tremblay est responsable des communications du Centre d’études et de recherches internationales de l’université de Montréal. Frédéric Mérand(Directeur scientifique à l'université de Montréal) et Jean-Frédéric Légaré-Tremblay(Responsable des communincation à l'université de Montréal), Le Monde, 18 juillet 2021.