Après deux mois de confrontation avec la junte nigérienne, l’annonce par Emmanuel Macron du retrait des quelque 1 500 soldats français déployés au Niger, le 24 septembre, est l’un des coups les plus rudes que l’armée française ait eu à encaisser ces dix dernières années. Même si des alertes existaient quant à la stabilité du régime de Mohamed Bazoum, le président nigérien renversé par les putschistes en juillet, rares sont ceux au sein de l’institution militaire à avoir anticipé que ce rejet de l’uniforme français serait aussi rapide, après les retraits du Mali en 2022, et du Burkina Faso en début d’année.
« Une page historique se tourne », confiait avec regret, quelques jours avant l’annonce du départ des militaires français, un général reconverti dans le secteur privé, pressentant les événements à venir. « J’ai vu finir le monde ancien », lâchait un autre gradé, dépité, fin juillet, dans la foulée du coup d’Etat nigérien, en référence au livre de l’ancien journaliste spécialiste des questions internationales Alexandre Adler, décédé quelques jours plus tôt. Un inhabituel moment de désarroi au sein des cercles militaires face à un reflux de la présence française en Afrique qu’ils espéraient jusque-là évitable.
Cet attachement à l’Afrique, l’institution militaire l’a longtemps défendu, avec le soutien de l’exécutif, au nom d’enjeux de sécurité : lutte contre le terrorisme, la corruption, le trafic de migrants et, plus largement, contre la création de larges zones de non-droit. Avec la fin de l’opération « Barkhane » en 2022, et face à l’impossibilité de venir à bout de la menace djihadiste, ces visées sécuritaires se sont muées en un souci de préserver une zone d’influence française, alors même que grandissaient les ambitions russes. Mais cette posture, censée s’accompagner d’un effacement du militaire au profit de la diplomatie culturelle et économique, a entretenu malgré elle une forme de statu quo avec le continent.
Face au rejet grandissant de la politique française en Afrique et à son lot d’humiliations, des voix au sein des cercles de défense commencent toutefois à dénoncer en coulisse ce qui a toujours été une forme de tabou au sein des armées : le difficile décrochage du continent africain pour des raisons moins opérationnelles qu’organisationnelles. En clair, la difficulté à renoncer à un terrain d’entraînement rugueux mais pas trop exposé, francophone, permettant de faire tourner les troupes, les primes, et les postes de commandement, tout en contribuant au savant avancement des carrières.
Des enjeux devenus plus importants ces dernières années, à mesure qu’est apparue une crise des vocations, particulièrement au sein de l’armée de terre – 700 postes n’ont pas été pourvus, en 2021. La pression sur le maintien des effectifs en Afrique s’est aussi paradoxalement renforcée depuis le début de la guerre en Ukraine. La bascule éventuelle de forces françaises vers l’Europe est aujourd’hui compliquée par le fait que beaucoup de pays du flanc est sont déjà engagés dans la coopération avec d’autres puissances : l’Estonie avec le Royaume-Uni, la Lituanie avec l’Allemagne, la Pologne et la Roumanie avec les Etats-Unis.
Si l’armée française est aujourd’hui parvenue à déployer quelques troupes – environ 1 300 hommes – en Roumanie et en Estonie, leur quotidien est surtout fait de surveillance et d’entraînement en coalition. A l’inverse, les missions africaines permettaient de confronter les troupes au combat, ce qui explique en partie la difficulté des états-majors à renoncer à ce terrain. Fut-ce au prix de morts (58 au Sahel entre 2013 et 2022) et de l’enfermement dans une monoactivité : la guerre asymétrique contre des groupes djihadistes sous-équipés. Le « savoir faire » des missions expéditionnaires françaises a, en outre, longtemps soutenu l’industrie de défense, très dépendante des exportations.
« Les armées ont toujours pensé qu’elles pourraient s’en sortir en retirant peu de troupes d’Afrique. Le deuil sera difficile, la situation actuelle allait bien à tout le monde », résume un ancien militaire engagé en Afrique. « La balance entre les opérations extérieures en Afrique subsaharienne et les engagements en Europe de l’Est n’est pas inédite, nuance pour sa part Bénédicte Chéron, historienne et maîtresse de conférences à l’Institut catholique de Paris. Elle structure la vie des armées à partir des années 1970, avec des tiraillements structurels, de formation, de doctrine, que les armées ont déjà connus, même si la donne se renouvelle évidemment aujourd’hui. »
L’amertume actuelle au sein des armées est en partie générationnelle. La hiérarchie de l’armée de terre, qui compte pour beaucoup dans les équilibres au sommet de l’institution, a traditionnellement toujours privilégié les opérations légères, menées par l’infanterie. Issus des premiers du classement de l’école de Saint-Cyr, les plus haut gradés sont souvent plus attirés par les commandos parachutistes ou les troupes de marine que par la cavalerie ou l’artillerie. Or, ces régiments sont par nature plus soucieux de garder ouverts les canaux de coopération avec l’Afrique que de se lancer dans une guerre de positions avec la Russie sous l’égide de l’OTAN.
« Le dilemme aujourd’hui, c’est que l’on sait ce que coûte éventuellement de quitter l’Afrique, mais on ne sait pas ce que l’on y gagne », observe un ancien coopérant. Mais le mouvement semble inéluctable. Avant l’été, le principe d’une réduction des effectifs militaires français du Gabon (300 soldats), du Sénégal (300) et de Côte d’Ivoire (900) avant la fin de l’année avait été acté après d’âpres discussions entre l’Elysée et les armées.