Développement agricole, nouvelles routes maritimes… Le fantasme de bénéfices possibles pour le pays entretient l’attentisme russe face au réchauffement climatique. Et l’annonce récente d’un objectif de neutralité carbone en 2060 suscite le scepticisme.
L’avenir de l’humanité se trouve-il quelque part au fin fond de la Iakoutie (aujourd’hui appelée Sakha), l’une des régions les plus froides du monde ? Plus précisément à Viliouïsk, localité située à huit heures de route de la capitale régionale, Iakoutsk ? A cet endroit où les températures tombent en hiver sous les – 50 OC, on a récolté pour la première fois, au cours de l’année 2020, du blé, de l’orge et de l’avoine. Dix-sept tonnes de grain en tout, indique Pavel Inokientev, le chef du département de l’agriculture du district, joint par téléphone. « On a pu goûter pour la première fois du pain intégralement iakoute, s’enorgueillit-il. Et on envoie une partie de notre farine vers d’autres régions. » L’année 2021 devrait être encore plus riche, avec 28 tonnes récoltées et une surface cultivée étendue à 60 hectares.
A l’heure où le réchauffement climatique suscite des angoisses sur la planète entière, le « succulent »pain de Viliouïsk, même fruit d’un investissement démesuré, a de quoi alimenter bien des fantasmes. Le district avait déjà mené des expérimentations agricoles, au début des années 1960, mais avec des résultats beaucoup plus modestes. « A l’époque, il faisait– 5 OC fin septembre, explique M. Inokientiev. Aujourd’hui [à la même époque de l’année], nous sommes au-dessus de 5 OC. »
Combien de millions d’hectares, combien de régions autrefois inhospitalières pourraient devenir les greniers à blé de demain ? La question n’est pas seulement stratégique pour la Russie, redevenue ces dernières années un géant agricole. Elle interroge les scénarios de développement à l’échelle mondiale, pour les décennies à venir. « Pourquoi le réchauffement climatique ne deviendrait-il pas l’avantage comparatif de la Russie au XXIe siècle ? », interroge Alexandre Tchernokoulski, membre de l’Académie des sciences de Russie et chercheur à l’Institut de physique de l’atmosphère. En 2003, Vladimir Poutine avait posé l’équation dans des termes encore plus simples : « Il fera deux ou trois degrés de plus… Ce n’est pas dramatique, et c’est peut-être même bien : on dépensera moins en fourrures. »
Depuis, la position du président russe a certes évolué.Mi-octobre, dans la perspective de la COP26 de Glasgow, M. Poutine a même opéré un virage à 180 degrés en fixant l’objectif ambitieux – mais sans plan d’action ni objectif intermédiaire – d’une Russie atteignant la neutralité carbone en 2060. Mais la vision russe reste influencée par l’idée des « avantages » que le pays peut espérer tirer du réchauffement climatique. Dans le discours public, ceux-ci sont presque aussi présents que la recension, désormais routinière, des événements climatiques extrêmes – inondations, sécheresses et surtout incendies massifs (cet été, une surface plus grande que le Portugal a brûlé en Iakoutie).
Parmi ces avantages, le plus fréquemment cité est la célèbre route maritime du nord, soit la perspective de voir circuler dans un océan Arctique libéré des glaces des navires reliant l’Asie à l’Europe, une route bien plus rapide que celles existant actuellement. Dès le début des années 1970, le climatologue soviétique Mikhaïl Boudyko faisait partie des scientifiques alertant – dans une grande solitude – sur les dangers du réchauffement climatique. Ses modèles prévoyaient une fonte importante des glaces arctiques dès 2050. En réalité, un navire a pu emprunter pour la première fois la route du nord sans être accompagné d’un brise-glace en 2010.
Les héritiers russes de M. Boudyko sont aujourd’hui tout aussi sceptiques quant à l’idée d’un changement climatique profitable à la Russie. Gueorgui Safonov, spécialiste du sujet à la Haute Ecole d’économie, va jusqu’à parler de « mythes » qui servent uniquement à justifier l’inaction russe. M. Tchernokoulski lui-même reconnaît que la « phase transitoire » sera au minimum périlleuse et qu’il faut étudier « les plus et les moins dans chaque cas ».
Par Benoît Vitkine(Moscou, correspondant) Publié le 02 novembre 2021 Le Monde