On les croirait vieux camarades. Il faut voir ces deux-là danser sur Lady Gaga, bras dessus, bras dessous autour du comptoir lambrissé, sous un joug à bestiaux et des boules à facettes, pour comprendre un peu de ce qui s’invente à Lormes, dans la Nièvre, 1 300 habitants aux portes du parc naturel régional du Morvan, entre lacs et forêts de résineux, à deux heures et demie de Paris. Raymond Billardon, figure du pays, 80 ans, dont cinquante à tenir ce rade resté dans son jus des années 1960, et Aymeric Seron, 43 ans, qui lui a succédé, envoyant promener sa vie d’avant la pandémie – doctorat, laboratoire de recherche pharmaceutique, Bruxelles-Paris.
Autour d’eux, on croise des artistes parisiens et néerlandais, des chasseurs, une créatrice de bijoux, un ouvrier de l’usine du coin, d’anciens Lyonnais qui ont ouvert un restaurant-caviste, des amis de la capitale venus voir le « fameux » village, des mamies à canne… Chassé-croisé d’enfants du pays et de repentis des métropoles. Mains calleuses et chemises à carreaux côtoient binocles colorés, bonnet à la Cousteau et fines moustaches. C’est soirée dansante et repas de Noël à L’Auberge du Relais. Ou, devrait-on dire, au Relai. s des futurs, le nouveau nom des lieux. Une association, ce coup-ci. Les temps ont changé. D’aucuns parlent aussi d’« éco-tiers-lieu », à en croire l’étrange novlangue qui s’affiche à côté de l’ancien tarif des consommations proposant Viandox et apéritifs de marque.
Raymond Billardon écarquille grand ses yeux taquins. « Je n’ai pas bien compris ce que les jeunes veulent faire. » Il faut dire qu’avec son épouse, Rolande, décédée en 2021, ils étaient plutôt « dans le concret » : tour à tour ambulanciers, taxis, conducteurs de car scolaire et même pompes funèbres, des services indispensables par ici. « Mais du moment qu’ils font tourner l’auberge ! Et puis ils nous ramènent de la jeunesse dans nos campagnes. » L’octogénaire a connu la grande époque des estaminets à chaque coin de rue et du bûcheronnage qui embauchait les fratries. Puis ce « fichu » exode des jeunes vers Paris. Jusqu’à ce nouveau printemps, qui en voit certains rebrousser chemin, racheter longères ou ruines.
Voilà une dizaine d’années qu’une nouvelle histoire s’écrit à Lormes, accélérée par le Covid-19. Pas trace, ici, de guerre pour cause de chant du coq entre « néos » d’un côté et « natifs » de l’autre, comme certains aiment à s’en faire l’écho, archétypes de cultures urbaine et rurale qui seraient vouées à en découdre. La crise sanitaire n’a pas non plus provoqué d’exode urbain. Un effet de loupe médiatique, selon une vaste enquête (« Exode urbain : un mythe, des réalités »), dont les nouvelles conclusions sont publiées le 17 février par la Plate-forme d’observation des projets et stratégies urbaines. La pandémie a plutôt engendré des « petits flux ». Et concrétisé des projets d’emménagement ou de retours au pays déjà en germe. Pas de quoi provoquer un rééquilibrage territorial à l’échelle nationale, mais de quoi redessiner çà et là des sociologies villageoises. A Lormes, différentes générations apprennent ainsi à cohabiter et à apprivoiser leurs différences : ceux qui ne sont jamais partis et ceux qui ont choisi de venir s’installer, avec le désir de s’engager pour le territoire. Sacrée gageure.
Fabien Bazin, ancien maire socialiste, présente sa commune avec tellement d’allant que ses mots se carambolent. Mieux vaut s’accrocher. Voyons plutôt : la galerie L’Œil à facettes et la dizaine d’ateliers d’artistes, la Mission numérique, l’espace de coworking et les tiers-lieux, la fibre depuis 2015, Chez Fatna et la foule de restaurants, les 57 associations et les animations qui se disputent le tableau d’affichage municipal… A-t-on entendu parler des fanfares, du Festival C – Chanson française et cirque nouveau, des chantiers de la future Maison des associations, de l’Ehpad, du collège, de la crèche ?
Voilà vingt ans que Fabien Bazin, aujourd’hui président du conseil départemental, et son frère d’armes, Christian Paul (ancien frondeur du PS, proche de Christiane Taubira), maire de Lormes depuis 2021, après un premier mandat entre 1995 et 2001, s’acharnent à faire mentir les pronostics déclinistes sur le monde rural. Dans cette Nièvre où François Mitterrand fit toute sa carrière politique et qui servit de laboratoire à la décentralisation.
En 2015, Lormes et une dizaine d’autres bourgs du Pays Nivernais-Morvan embarquent dans un projet de développement local baptisé « Villages du futur ». Objectif : réinventer la ruralité et « recréer de la fierté locale », avec la participation des habitants. Les projets foisonnent, des artistes redonnent vie aux vitrines vides, des télétravailleurs s’installent, les élus accueillent. Ils savent aussi aller chercher des subventions et faire parler de Lormes dans les médias : « un laboratoire d’innovations rurales », « un Luberon sans les snobs », fanfaronnent-ils. « Ici on se sent presque comme dans un quartier de Paris, mais avec la campagne en prime ! », vante Nièvre Tourisme.
Le Covid-19 a achevé de faire le reste. Adieu les panneaux « à vendre », la vitrine de l’agence Morvan immobilier n’affiche désormais quasi plus que des tampons « vendus ». Ils étaient 97 nouveaux foyers à venir grossir le village en 2020 et en 2021, 49 en 2022, « avec, depuis, moins de résidences secondaires et une part supérieure de personnes birésidentielles », selon le maire. Forcément, les prix ont monté. Pas dans les proportions du Perche, de la Bretagne ou des littoraux, ces campagnes parmi les plus « attractives », mais tout de même. « Des jeunes du coin ont désormais plus de mal à acheter », regrette la responsable de l’agence, Françoise Bourgeois. Les élus s’attachent à rénover les ruines du centre-bourg et à trouver du foncier.
Aymeric Seron et ses amis se sont empressés de signer au prix, en septembre 2021. Jovial et inspiré, l’ingénieur fait faire le tour du Relai. s des futurs. A l’arrière, un grand jardin pour un potager et, qui sait, « peut-être un jour l’autosuffisance ». A l’étage, les chambres qui accueillaient autrefois des routiers ont trouvé une vocation de « passerelle rurbaine ». Comprendre : un sas pour permettre aux néoruraux de tester la vie pastorale, avant l’éventuel grand saut. Prix libre.
Sally semble bien partie pour rester, qui ronronne sur l’édredon de sa maîtresse sous un vieil abat-jour à franges. Marion Mazô, 38 ans, vient tout juste d’arriver, valises sous le bras, après neuf ans à Berlin, comme créatrice de bijoux, et autant à Paris auparavant : elle a suivi son « envie de collectif et de proximité ». L’énergie lormoise l’intriguait, à force d’échos de ses amis artistes. Elle envisage de pouvoir bientôt partager des ateliers de création dans la future Manufacture collaborative rurale de proximité, lancée par des entrepreneurs de Montreuil en Seine-Saint-Denis. Un tiers-lieu, à nouveau.
La « petite ville du futur » s’enorgueillit d’une densité exceptionnelle en la matière : elle compte sept. Aymeric Seron a été embauché par la mairie pour les coordonner. Ce nom étrange désigne divers espaces d’activités, nouveaux ou anciens, qui se développent partout en France : coworking, numérique, culture, artisanat… Le doctorant aime à théoriser sur leur portée « expérimentale, sociale, écologique ». Pour autant, il s’est vite rendu compte que cette appellation impénétrable pouvait paraître prétentieuse, voire intello, « et risquer d’exclure ». Ou, comme le résume, pragmatique, Carlos Mendes, patron du Grand Café, sur la place Mitterrand : « C’est un nouveau mot à la mode pour dire quelque chose qui existe depuis belle lurette. Si c’est un lieu où on refait le monde, quelque part, mon café aussi en est un. »
Les tiers-lieux viennent s’ajouter à d’autres curiosités pour certains : les ateliers d’art. Là encore, leur densité est à faire pâlir le quartier du Marais, à Paris. Ayant à cœur, depuis son installation, en 2014, de casser « l’image des artistes autocentrés et d’aller vers les habitants », Gisèle Didi, 52 ans, réalise des portraits d’eux – bien loin de son ancien boulot chez Louis Vuitton, à Paris. Quelques rouspéteurs vous diront que ces galeries « ne servent pas à grand-chose ». Qu’à la place ils préféreraient des médecins qui soignent et des entreprises qui recrutent.
Au comptoir de Carlos Mendes, Christophe Chappé, 49 ans, en combinaison agricole verte, bougonne. Il a l’impression que « les néo-Lormois restent entre eux », qu’on « subventionne trop les parachutés et pas assez les habitants d’ici ». Lui, accent morvandiau, est fier de compter parmi les derniers-nés à l’ancienne maternité de Lormes, en décembre 1973. Nostalgique aussi de son village d’avant la version restaurée, « quand les gens du canton faisaient tourner des associations du canton ». Car qui pour reprendre le comice agricole, qui réunit les fermiers du coin ? La fermeture de l’abattoir voisin a aussi « mis un coup » à l’éleveur d’ovins – même si un projet de reprise est annoncé. « Ouais, mais, Christophe, vaut mieux une galerie d’art qu’une vitrine vide », tempère Yann Leblanc, en pantalon de chantier. Pour cet artisan-maçon de 46 ans qui a vu les copains partir à Paris, « tout ce qui peut ramener du monde et recréer de l’activité est bon à prendre ». Ces nouveaux arrivants et leurs maisons à retaper donnent du boulot.
N’empêche qu’ils sont casse-pieds, « ces écolos-bobos », à vouloir « faire autrement » : prendre les rues en sens inverse avec leurs vélos et leurs trottinettes électriques quand c’est sens unique pour les voitures – un panneau de signalisation les y autorise. « Un jour, ça va culbuter, liberté aux voitures ! », lance un ancien. Et quelle idée de vouloir végétaliser les rues quand on n’a pas assez de place pour se garer et que la forêt est à deux pas. Sans parler du « drôle de projet » de « maison de retraite du futur » – labellisé tiers-lieu là encore –, qui prévoit d’installer une microbrasserie à l’Ehpad. Ou de l’idée d’associer les tiers-lieux à la traditionnelle fête des associations.
« Ces nouveaux trucs sont bienvenus, ils essaient de faire vivre le village. Mais à part les gens de Paris, les cadres, ceux sur l’ordinateur, qui va y aller ? Tu me vois, moi ou l’agriculteur ? » Sophiane Afessar, agent d’entretien des routesChacun a aussi son avis sur les reconversions de restaurants, La Recycl’, ancien garage transformé en restaurant-club de jazz-espace d’expositions ou Odessa l’Ecole, le restaurant-caviste-boutique sis dans l’ancienne école maternelle. « Bobo », « un peu cher », pour les habitués du menu ouvrier. « C’est sympa ! Après, gueulez pas qu’y a rien d’ouvert », rétorquent d’autres. Rien que n’ignorent Mathieu Kochen, sa compagne, Claire Hoffmann, et leur associé Jean Renaud, restaurateurs lyonnais qui se sont définitivement installés à Lormes après le confinement. Des mois de travaux. Et un pari osé : importer une culture culinaire plus urbaine, en veillant à ce que les natifs s’y retrouvent également. Soit l’équation « bobun-bœuf bourguignon, moitié exotique-moitié qui rassure ». Le citadin ne perd pas ses repères : canapés vintage, tables en Formica, verres Duralex, chaises cannées. Venue chercher son repas à emporter (courge pomarine farcie, 13 euros, tarte bourdaloue, 5 euros), une ancienne Parisienne en télétravail apprécie de trouver ici « une diversité » gastronomique qui lui manque parfois. Aux beaux jours, l’ancienne cour de récré prend des atours berlinois.
« Inclure », « rassembler » : des préceptes qui animent Aymeric Seron. Pour ne pas s’en tenir à la théorie, il peut compter sur « la science locale » de l’ami Raymond, jamais loin pour donner des coups de main, tirer les oreilles s’il manque du bois vert dans le poêle et, surtout, faire venir les anciens. Depuis avril 2022, les bénévoles du collectif se relaient pour servir des « canons » les vendredi et samedi soir. Brassage garanti, davantage en tout cas que pour le premier festival sur l’écologie. La volonté d’inclusion rencontre juste ses limites lorsque, en fin de soirée, il faut parfois faire la sécurité, car quelques-uns insistent sur l’alcool. « L’équipe du Relais est bénévole, les membres animent ce lieu pour vous permettre ces moments. Merci de votre compréhension
Un soir d’octobre, Aymeric Seron s’est toutefois trouvé un poil embêté. Marco Guillebaud et des amis chasseurs qui apprécient les lieux lui proposent de ramener du gibier. L’offrande ne se refuse pas. L’ennui, c’est que la « barbaque » n’est pas tellement dans les mœurs de l’autre tribu, « plutôt flexi-végé ». Disons pas franchement pro-chasse. Comment, dès lors, l’honorer ? Faut-il en faire un repas partagé, au risque de trahir certaines valeurs affichées ? On en débat en petit comité. Le collectif tente de prendre ses décisions selon une méthode dite « par consentement » – aucune personne présente ne doit s’opposer –, pour éviter les dissonances morales. On en réfère à la charte des valeurs : va pour inclusion et convivialité, mais décroissance et sobriété se trouvent contrariées. « On n’est pas non plus dans la surconsommation de viande industrielle », nuance Aymeric Seron. « C’est l’occasion d’honorer une tradition locale qui compte », abonde Laurence Médioni, qui a tendance à cuisiner exotique.
Le collectif décide donc de mettre un mouchoir sur ses convictions non carnées et sa serviette au cou pour honorer la venaison à la soirée d’Halloween. Avec toujours une option végé. C’est Raymond Billardon qui s’occupe de la découpe du demi-chevreuil et du demi-sanglier, Laurence Médioni a assez à faire avec la sauce grand veneur et le bicarbonate de soude pour atténuer l’odeur de sang. Et la communication ? « Quitte à y être, assumons » : le repas s’intitulera « Retour de chasse ». Un effort est fait sur la décoration, Aymeric Seron chausse même bottes et béret. Résultat : une trentaine de couverts, dont seulement six végés.
Accoudé au comptoir, lourde veste de cuir et chevalière au petit doigt, Marco Guillebaud se réjouit encore des échos du banquet. Lui non plus n’a « pas tout compris à leur truc associatif ». N’empêche, il les trouve « sympas, ces nouveaux qui veulent que tout le monde soit ensemble ». « On se sent bien accueilli, pris comme on est. » D’ailleurs, précise le chauffeur routier : « J’ai moins de problèmes avec les écolos qu’avec certains chasseurs qui se comportent mal. » Il ne serait pas non plus contre l’interdiction de chasser le dimanche.
Romain Deiss aussi se sent bien ici, « pas pris de haut », en tout cas. Et c’est déjà quelque chose pour ce monteur de palettes de 19 ans fâché avec l’école, tatouage maori sur l’avant-bras, longtemps resté claquemuré dans son pavillon de lotissement familial. C’est son copain de l’usine Malviche, près de Lormes, qui l’a tiré par la manche : « Viens, on peut passer la musique qu’on veut. » Les deux font maintenant partie des bénévoles. On peut les voir derrière le bar ou aux fourneaux avec la cheffe. Romain Deiss lui a rapporté un demi-jarret gagné à la rifle, le loto local. Il y eut aussi cette victoire : arracher sa mère de son canapé et de sa tablette pour lui offrir le repas. « Ça lui a fait du bien de voir du monde. » D’autres sont plus difficiles à faire bouger. « Ils restent dans leur zone de confort », regrette-t-il. Il sait le poids des rumeurs villageoises. Celui, surtout, des « barrières dans la tête ».
« Evitons de se la jouer faux urbain du 11e. Les termes “coworking”, “makerspace”, “tiers-lieu” peuvent être aussi caricaturaux que “baguette” ou “barbecue”. Ça peut créer des ghettos et de l’exclusion. » Christian Paul, maireEnfant du pays lui aussi, Sophiane Afessar, 37 ans, en combinaison orange d’agent d’entretien des routes, n’a jamais poussé la porte du Relai. s des futurs. Il voit l’idée. « Ces nouveaux trucs futuristes sont bienvenus, ils essaient de faire vivre le village. “Village du futur” c’est qu’on repart vers l’avenir, ça rend plus fier. » Mais l’ancien maçon, fils d’un bûcheron immigré, ne se sent pas concerné, comme « un monde parallèle ». « A part les gens de Paris, les cadres, ceux sur l’ordinateur, qui va y aller ? Tu me vois, moi ou l’agriculteur ? » Lui évoque plus volontiers – et plus fièrement –, le club de foot, dont il entraîne les petits. Ou le Centre social en face duquel il a grandi et vit toujours avec sa famille, dans les HLM Henri-Bachelin. Ou le regretté Club des jeunes, avec sa piste de breakdance, NTM et IAM. N’en reste que des graffitis sur la porte. Fermé, comme les discothèques alentour, le New Cottage, le Maimont… « Les gamins n’ont même pas un city-stade, qu’est-ce que tu veux qu’ils se rattachent à un truc qui s’appelle tiers-lieu ? »
Même génération, même attachement à ses « institutions structurantes », malgré un parcours de cadre supérieur : Romain Beaucher, 37 ans, responsable d’une agence de design de politiques publiques à Paris, est revenu s’installer il y a un an. En parallèle de son télétravail, il s’est investi comme trésorier bénévole au Centre social qu’il fréquentait adolescent : les activités vont du périscolaire au troisième âge, plus une bibliothèque, un guichet France services, qui propose une aide pour les démarches administratives… Il éprouve une certaine amertume de le retrouver « quelque peu délaissé, au profit des tiers-lieux, vitrines innovantes plus vendeuses en matière de marketing territorial d’une ruralité désirable ». Or le service public d’un centre social est « autrement plus vital pour l’ensemble de la population », estime-t-il. Notamment pour répondre aux difficultés des plus précaires.
Car, s’il fait bon vivre à Lormes, « des points de fragilité demeurent », souligne le maire qui souhaite pouvoir « continuer à accueillir », alors qu’écoles et collège perdent toujours des élèves sans que les récentes arrivées n’aient changé la donne. Les élus s’emploient à trouver des médecins, à créer du logement… Le bourg est bien loti en services publics, mais demeure éloigné des grands axes, sans gare ni ligne de bus. Ici aussi, l’emploi est rare et peu varié. Ici aussi, le RN progresse, sur fond de désindustrialisation.
Comment, dès lors, éviter que l’arrivée de cols blancs et de jeunes très diplômés, qui contribuent certes à offrir un second souffle aux campagnes, ne se traduisent pas par un sentiment de relégation et de déclassement chez d’autres ? Ce phénomène que les chercheurs appellent la gentrification rurale et dont les effets peuvent être économiques, culturels, symboliques. « Et sémantiques, note Christian Paul, qui veille à ce que les propositions ne soient pas hors sol ni élitistes. Evitons de se la jouer faux urbain du 11e. Les termes “coworking”, “makerspace”, “tiers-lieu” peuvent être aussi caricaturaux que “baguette” ou “barbecue”. Ça peut créer des ghettos et de l’exclusion. »
En matière d’emploi, dix communes de l’ancien canton de Lormes – dont le taux de chômage s’élevait à 15,4 % en 2019 (selon le Bureau international du travail), près de deux fois la moyenne nationale – accueillent depuis mai 2022 le dispositif national Territoires zéro chômeur de longue durée. Il consiste, par le biais d’une entreprise dite « à but d’emploi », à recruter en CDI et au smic des personnes au chômage depuis au moins un an.
Signer son premier CDI, pouvoir enfin mettre à profit son BTS en gestion des entreprises comme secrétaire comptable de cette entreprise « à but d’emploi », et ce à 1 kilomètre de chez elle, voilà qui était inespéré pour Vanessa Perrier, 44 ans, « Lormoise de toujours », qui s’était résignée aux contrats courts – 14 CDD. Pour la première fois, cette mère célibataire, qui vit avec sa fille chez sa mère, n’a « plus peur du lendemain ». Comme elle, une soixantaine de femmes et d’hommes des environs devraient retrouver un emploi durable d’ici à 2025. Ils sont 17 salariés pour l’heure, employés à des activités de démantèlement d’huisserie, de recyclage… sur un total de 157 chômeurs de longue durée recensés. « Imagine que notre entreprise devienne l’un des principaux employeurs ! », lance-t-elle, pas peu fière.
A ses côtés, Perrine Chastrey sourit, discrète. La néo-Lormoise de 33 ans se sent plus utile comme chargée de ce projet, au service d’un territoire auquel son compagnon et elle sont attachés, que comme conseillère bancaire à Paris. Voilà un an qu’elle a plaqué le métro-boulot-dodo, lui jongle encore entre aller-retour et télétravail. Ils y venaient l’été pour animer un festival de musique, avec déjà le souci « d’essayer de s’adresser à tous, ne pas donner l’impression qu’on dépossède ». Aujourd’hui, la jeune femme aimerait contribuer « à ce que ceux qui vivent ici depuis toujours et se sentent parfois freinés puissent en profiter comme ceux qui choisissent de s’y installer ».