Des enquêtes menées par des chercheurs de la plate-forme d’observation des projets et stratégies urbaines donnent à voir la diversité de profils de ceux qui se sont installés à la campagne. Et contredisent le mythe d’un exode urbain.
Non, la pandémie n’a pas vidé les métropoles au profit des campagnes ni provoqué de bouleversement géographique majeur à même de rééquilibrer la carte territoriale, en dépit des quelque 1 500 articles de presse ayant utilisé l’expression d’« exode urbain », dont la charge symbolique évoque un flux massif, entre mars 2020 et janvier – selon un recensement sur le répertoire Europresse. Non, la sociologie des nouveaux ruraux ne se réduit pas à la figure du cadre en télétravail rachetant une longère ou du doctorant reconverti en maraîcher. Non, la crise sanitaire n’est pas le principal facteur de mobilité expliquant le nombre accru de candidats à l’installation à la campagne. Non plus que la Bretagne, la Normandie, le Perche ou le Pays basque ne sont les seuls espaces connaissant « une renaissance rurale ».
Ainsi des principaux enseignements d’une vaste enquête pluridisciplinaire, « Exode urbain : un mythe, des réalités », que pilote depuis deux ans la plate-forme d’observation des projets et stratégies urbaines – en partenariat avec le plan urbanisme construction architecture (un service interministériel) et le Réseau rural français –, dont les dernières conclusions sont dévoilées en avant-première au Monde, vendredi 17 février.
Outre la mobilisation de données originales permettant de mesurer la réalité des déménagements des Français depuis le début de la crise – lesquelles confirment le renforcement de phénomènes préexistants –, des enquêtes de terrain ont été menées dans des territoires ruraux d’arrivées « moins surpâturés » : Causses et vallée de la Dordogne (Lot), Pyrénées audoises, Cévennes, Vosges du Nord, massif du Pilat (Loire)… Elles témoignent d’une grande diversité, tant des profils « d’exodeurs » que des facteurs de déménagement. Et montre l’émergence de nouveaux modes de vie.
Parmi les plus médiatisés : les cadres supérieurs avec enfants, alliant grande mobilité et télétravail. Mais, parmi eux, tous ne sont pas des Parisiens surqualifiés arrivant en terre inconnue. Dans le parc naturel régional des Vosges du Nord – territoire populaire composé de forêts et d’industries –, où l’on observe un regain d’intérêt pour l’écorénovation du bâti ancien, la sociologue Anaïs Collet note que la plupart de ceux qui se lancent dans ces projets (ingénieurs, enseignants…) ne sont pas vraiment des « néos » : ils ont des attaches locales et reviennent après un passage par Strasbourg ou d’autres agglomérations, avec le désir de voir grandir leurs enfants à leur tour dans la nature. « Une logique de transmission intergénérationnelle d’une socialisation rurale plus qu’un tournant néorural », souligne-t-elle.
Autre profil médiatisé : les très diplômés en reconversion. Eux aussi ont souvent des origines rurales et des préoccupations écologiques. Mais ils sont moins dans une logique de rupture que leurs prédécesseurs des années 1970 et organisent leur transition par étapes : dans un couple, l’un va garder un emploi métropolitain en télétravail, l’autre lancer une activité locale – métier du bien-être, épicerie coopérative, boulangerie, permaculture…
Dans la haute vallée de l’Aude, la géographe Aurélie Delage a constaté que la réputation « de hauts lieux d’alternatives » de certains villages (Bugarach, Espéraza) attirait des profils de CSP+ avec des projets réfléchis, certains ayant auparavant prospecté dans d’autres territoires à « l’image de marque alternative » (Cévennes, Drôme). Une sorte de « montée en gamme » des néoruraux, quand ceux des générations précédentes venaient pour les tarifs locatifs bas. Le taux de réussite de ces microentreprises est néanmoins faible, et leurs retombées économiques encore difficiles à mesurer.
Les cadres et surdiplômés ne sont pas les seuls à s’éloigner des villes. Moins médiatisés : les retraités et préretraités, pourtant toujours plus nombreux, qui privilégient les zones traditionnelles de villégiature, notamment littorales. Les chercheurs ont aussi identifié un phénomène de « néoruralité pragmatique » et « d’extension du domaine périurbain » (ou de « méga-périurbanisation ») : des ménages de catégories intermédiaires et populaires qui, pour accéder à la propriété – avoir une pièce en plus pour télétravailler ou un jardin en cas de reconfinement –, sont contraints de reculer dans les périphéries lointaines. « Les premières couronnes périurbaines de Perpignan et Carcassonne, avec les traditionnels pavillons-piscines, sont devenues inaccessibles à beaucoup », observe Aurélie Delage. Un phénomène préexistant à la pandémie, rappelle-t-elle, « les contraintes financières pouvant se combiner à des ruptures biographiques plus traditionnelles (divorce, cancer, burn-out) ».
Davantage sous les radars encore : les populations marginales, à la précarité plus ou moins subie, certains en quête d’un mode de vie alternatif dans des habitats légers (tiny houses, yourtes) ou communautaires (écohameaux), d’autres vivant en semi-nomadisme (camion ou caravane) ou en autoconstruction clandestine – phénomène qualifié de « cabanisation ». Des profils rencontrés dans les territoires permettant de vivre de peu faisant figure de refuges. Ainsi des Cévennes et de la haute vallée de l’Aude. « La combinaison de conditions de survie dans les métropoles et de la montée en puissance de l’idée d’effondrement pousse certains à choisir une forme de marginalité, observe le géographe Max Rousseau. Ils cherchent des formes d’autonomie, des territoires d’entraide mais aussi cachés à l’écart des grands axes et dotés de ressources naturelles. »
Mobiles et méfiants, ils sont difficiles à quantifier, « mais leur nombre aurait augmenté depuis le confinement », d’après les acteurs locaux. En témoigne l’explosion du succès des forums Internet consacrés à la vie en camion depuis 2020. Ou les propos de cette ex-Montpelliéraine, prof de yoga, recueillis par M. Rousseau en juin 2021, juste avant que la trentenaire n’ait fui la ville pour vivre en camion : « Autour de moi tout le monde veut un camion, un terrain, se lancer dans la permaculture, dans les Cévennes ou les Pyrénées. (…) Il n’y a plus rien à profiter de la ville, que du béton, on étouffe. » Un phénomène peu médiatisé. « Pourtant ces populations, jeunes, actives, généralement bien diplômées et politisées par la crise climatique, pourraient tout autant contribuer au redéveloppement des territoires en déclin que les cadres en télétravail brandis par les médias », estime M. Rousseau.
Outre les facteurs de mobilité traditionnels (cycle de vie, socialisation enfantine…), les chercheurs identifient des causes nouvelles, comme l’écoanxiété, ou ayant été renforcées par les crises (dégradations des conditions de travail, précarité…). Ainsi, la pandémie n’explique pas à elle seule les départs, mais a plutôt joué un rôle de « catalyseur », un « effet moisson », en accélérant des projets de départ déjà en germe. S’observe aussi chez certains un renforcement du facteur militant : l’envie de renouer avec des formes d’engagement local (démocratie participative, décroissance, rejet du modèle métropolitain…) A Saint-Julien-Molin-Molette (Loire), village du massif du Pilat, le chercheur Eric Charmes a observé que la réputation militante – lutte contre l’extension d’une carrière puis élection d’une liste citoyenne aux dernières municipales – contribuait à attirer de nouveaux habitants.
Ces arrivées, si elles concourent à la redynamisation de certains territoires, posent des défis en matière de cohésion. Ces campagnes-là se retrouvent « en pleine mutation sociologique et fonctionnelle, avec une redéfinition du rapport au territoire, des usages des ressources, et même des modes de vie ». En creux, le risque de gentrification rurale. L’arrivée de ménages aux capitaux sociaux et économiques élevés, et qui importent des problématiques urbaines en milieu rural, peut en effet laisser craindre une éviction des populations « déjà là ». Les chercheurs font remonter des « conflictualités multiformes » : sur l’accès au foncier et à l’immobilier, sur l’usage des ressources (accès à l’eau, forêts, chasse), les modes d’habitats non conventionnels, les réorientations agricoles… Les maires ne sont pas toujours armés pour répondre aux besoins de ces nouvelles populations.
Des enjeux qui ne concernent pas tous les espaces ruraux. Si, à l’échelle nationale, ces derniers voient leur solde migratoire augmenter depuis le début de la pandémie (10,39 pour 1 000 ménages, contre environ 8 pour 1 000 avant), la « renaissance rurale » est inégalitaire. « Loin d’annoncer une revitalisation de toutes les campagnes, les mouvements résidentiels actuels peuvent tendre à accentuer les différences territoriales, entre les territoires déjà attractifs [comme ceux proches des centres urbains ou bénéficiant d’aménités : TGV, TER, qualité paysagère], parfois en surchauffe, et des territoires qui le sont moins et en déclin », rappelle l’enquête.