La désobéissance civile, des règles pour s’affranchir des lois
De l’opposition à l’esclavagisme au XIXᵉ siècle à la lutte contre le saccage de la planète aujourd’hui, la désobéissance civile a fréquemment été brandie par des activistes. Mais le concept répond à des critères précis.
Histoire d’une notion. Jet de soupe sur un tableau de Van Gogh, blocage d’autoroutes, extinction d’enseignes lumineuses la nuit : au nom de la lutte contre le dérèglement climatique, de plus en plus de militants écologistes commettent des actes de désobéissance civile. En enfreignant délibérément la loi afin d’éveiller les consciences de leurs concitoyens, ils marchent dans les pas des faucheurs volontaires, qui arrachent les plantations d’OGM en plein champ, des déboulonneurs, qui maculent de peinture les panneaux publicitaires… mais aussi de prédécesseurs plus lointains – et plus illustres –, comme le philosophe Henry David Thoreau, le Mahatma Gandhi ou le pasteur américain Martin Luther King.
La notion de désobéissance civile apparaît pour la première fois en 1866, dans le titre d’un opuscule de Thoreau (1817-1862) publié quelques années après sa mort. Arrêté, en 1846, pour avoir refusé pendant six ans de payer ses impôts à l’Etat du Massachusetts en raison de ses liens avec les Etats esclavagistes du sud des Etats-Unis, le philosophe américain se justifie en affirmant que ce paiement le rendrait complice d’une politique qu’il condamne. Cette expérience lui inspire une théorie de la désobéissance civile : pour Henry David Thoreau comme pour son ami le philosophe Ralph Waldo Emerson (1803-1882), l’unique guide du citoyen doit être sa conscience. En servant aveuglément un Etat injuste, il se transformerait en « automate ».
Pendant des décennies, le plaidoyer de Thoreau en faveur de la désobéissance civile reste confidentiel, mais, dans les années 1900, il inspire un militant indien que son combat contre le colonialisme britannique rendra bientôt célèbre. « Selon la légende, Gandhi aurait découvert l’opuscule de Thoreau dans la bibliothèque de la prison où il fut enfermé en 1908, en raison de sa première campagne de désobéissance civile, raconte Christian Mellon dans La Désobéissance civile (Presses universitaires du Septentrion, 2008). D’autres pensent qu’il aurait entendu parler de Thoreau quand il était étudiant en Angleterre. Quoi qu’il en soit, Gandhi avait l’habitude, en prison, de lire et de relire Thoreau. »
Intégrité morale du citoyen
Si Gandhi souscrit, comme Thoreau, à l’idée que le citoyen a le devoir de se rebeller contre les lois injustes, la désobéissance civile qu’il prône présente deux « différences notoires » avec celle de l’écrivain américain, souligne le philosophe Manuel Cervera-Marzal. « Elle doit être collective, voire massive, et elle doit se fonder sur l’ahimsa, la non-violence », précise l’auteur de Nouveaux désobéissants. Citoyens ou hors-la-loi ? (Le Bord de l’eau, 2016). Avec Thoreau, la désobéissance civile était un acte individuel garantissant l’intégrité morale du citoyen : avec le Mahatma Gandhi, elle se transforme en une mobilisation collective destinée à changer le monde.
Ce registre éminemment politique séduit, à la fin des années 1950, Martin Luther King. Pour le pasteur afro-américain, la philosophie de Gandhi est « la seule méthode moralement et concrètement valable pour les peuples opprimés ». En refusant la ségrégation raciale, écrit-il, les militants des droits civiques des années 1960 étalent « au grand jour » cette réalité « qui doit être ouverte et exposée, dans toute sa laideur purulente, aux remèdes naturels que sont l’air et la lumière ». La désobéissance civile devient, à partir de cette époque, un « élément central du répertoire d’action des mouvements sociaux contemporains », soulignent Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault, dans La Désobéissance civile (Presses de Sciences Po, 2012).
Dans une démocratie, ce mode d’action reste cependant complexe à penser. Pourquoi défendre ses convictions en commettant une infraction, alors que la démocratie propose nombre de moyens légaux, tels que la grève, la pétition, la manifestation ou le vote ? Accorder à chacun la liberté d’apprécier l’injustice, ou non, des textes ne risque-t-il pas de mettre en péril les institutions ? A quelles conditions les citoyens peuvent-ils s’autoriser à enfreindre les lois adoptées par des parlementaires élus au suffrage universel ? De John Rawls à Hannah Arendt, en passant par Hugo Bedau ou Jürgen Habermas, de nombreux philosophes se sont penchés sur ces interrogations.
Si leurs analyses diffèrent, tous, ou presque, estiment que pour appartenir au registre de la désobéissance civile un acte illégal doit remplir trois conditions : respecter le principe de non-violence, être public et collectif, et invoquer une cause d’intérêt général. Les militants d’Extinction Rebellion ou de Greenpeace qui enfreignent les règles de la libre circulation en bloquant un carrefour ou la loi sur la propriété privée en occupant un chantier se conforment le plus souvent à ces préceptes : ils ne commettent pas de violences, ils agissent ensemble et à visage découvert, et ils défendent une cause qui concerne l’humanité tout entière – la sauvegarde de la planète.
Leurs actions risquent-elles, malgré ces précautions, de susciter des réactions de rejet ? « Ces dernières années, les militants du climat qui bloquaient les routes étaient très vigilants sur la question de la non-violence afin d’emporter l’adhésion du plus grand nombre, constate la sociologue Sylvie Ollitrault. En s’en prenant aux œuvres d’art exposées dans les musées, les militants de Just Stop Oil ont changé la grammaire de la mobilisation : ce geste de détérioration, aussi symbolique soit-il, a recueilli un grand écho médiatique, mais il a aussi créé des fractures au sein du mouvement écologiste – et il a pu, au-delà, surprendre l’opinion publique. »
Anne Chemin, Le Monde, 16 novembre 2022.